LE SECRET DE HENRI HELLER

Enquête paranormale

EXTRAIT

1994

4 juillet

02h28 – château de Veauce – France

24 ans avant la disparition d’Agathe Cyr

EGLANTINE BEAUVARLAIS DE MOISMONT

 

1

 

              Églantine Madeleine Anne Beauvarlet de Moismont enroulait du papier toilette autour de sa main. Mal installée, sur les toilettes de son cabinet privé, elle regardait avec méfiance, le filament de l’ampoule qui clignotait au-dessus de sa tête.  Cette lumière jaunâtre accentuait les cernes de ses yeux noisette et son teint blafard. Le terme de sa grossesse prévu dans deux mois l’inquiétait. Elle passait ses journées et ses nuits, les fesses posées sur la cuvette de ces w.c. Le bébé appuyait continuellement sur sa vessie. Sa première grossesse s’était terminée par un cortège funèbre et l’idée d’accoucher à nouveau la terrifiait.

         La future maman se réveillait quotidiennement à cause d’horribles cauchemars. Trempée de sueur, elle se redressait alors sur son lit, buvait un verre d’eau et essayait de se rendormir, mais n’y parvenait souvent pas avant l’aube. Cette nuit-là, elle n’avait pas pu, ne serait-ce que fermé les yeux.

         La veille, ils avaient fêté les 39 ans de son mari autour d’une partie d’échecs. Et même si Édouard restait imbattable, Églantine s’était relativement bien défendue, positionnant sa dame en F4 et éliminant les deux tours avec son fou.

         Avant de fermer les volets de la salle à manger, elle était passée devant les roses blanches cueillies le matin même. À sa grande surprise, celles-ci étaient si desséchées que le bouquet paraissait vieux de plusieurs mois. Les fleurs se reflétaient dans le miroir au-dessus de la cheminée. Elle aurait juré qu’au moment où elle croisait son propre reflet, le portrait derrière elle la regardait aussi.

         La toile représentait une jeune fille blonde âgée d’une quinzaine d’années. L’adolescente, richement vêtue à la mode du 18e, la toisait avec une rare sévérité. Églantine détestait ce tableau non pas qu’il fut mal exécuté au contraire. Les deux années en faculté dans la section histoire de l’art lui avaient appris à décrypter une œuvre. Non, ce n’était pas l’habile travail du peintre qui la dérangeait, mais bel et bien le modèle qui la gênait. Chaque fois qu’elle croisait ce regard bleu, peint depuis plus de deux cents ans, l’aristocrate avait l’étrange impression que l’adolescente la regardait aussi.

         Églantine pensa à sa première grossesse, à ce bébé, à son petit Antoine, le médecin paraissait confiant, tout se déroulait normalement et puis le jour de l’accouchement… stop ! Elle ne voulait plus se remémorer ce souvenir douloureux. Car désormais, il ne restait de cet enfant et l’avenir radieux qu’elle avait imaginé pour lui qu’une plaque de marbre froid et un ange gravé sur une pierre tombale.

         Son ventre se tordit à cause de fortes contractions. Églantine resserra sur ses épaules le châle en soie finement décoré par des fleurs nacrées, elle grelottait.

         Elle détestait le château de Veauce et même si dans toutes ses lettres sa mère lui rappelait qu’elle avait conclu un beau mariage. Elle regrettait à présent ce choix : suivre un homme qu’elle connaissait à peine dans un endroit isolé où elle se sentait totalement seule. Cette solitude rodait partout dans cette demeure comme un serpent vicieux et languissant prêt à lui planter ses crocs pour diffuser son venin et ce silence l’écrasait.

         Elle commençait sérieusement à se demander pourquoi elle n’était pas retournée chez ses parents après la mort d’Antoine. Mais le docteur Drouin le lui avait déconseillé. Elle l’avait obéi comme une petite fille sage, qu’elle était. Elle avait écouté le médecin, Édouard, ses parents pour ce mariage arrangé. Mais c’était elle qui était assise seule sur ces chiottes en espérant que les douleurs ne s’aggraveraient pas, en espérant ne pas retrouver du sang plein sa culotte.

         Églantine, sursauta, elle venait d’entendre un bruit à peine perceptible dans le grenier. Elle se releva, sa chemise de nuit retomba sur ses mollets et murmura :

         — Il y a quelqu’un ?

         Elle tendit l’oreille, cette fois, les sons étaient très reconnaissables, il s’agissait de pas sourds au-dessus de sa tête comme si quelqu’un courait dans le grenier. Elle distingua des pleurs étouffés et des sortes de gémissements. Elle leva le regard au plafond et découvrit avec stupeur des traces de mains enfantines ensanglantées. Des empreintes rougeâtres de boue et de cendre. Elle fut saisie d’effroi. Des lettres se dessinaient, une écriture arrondie formait avec du sang le prénom « Stella ».

         Je deviens folle, se résonna-t-elle. Elle baissa les yeux, les releva une seconde plus tard, les marques avaient disparu. Je deviens folle, répéta-t-elle.

         Églantine ouvrit la porte des toilettes qui donnait sur un large couloir. Elle scruta le noir pour lui faire face, l’affrontant presque.

         À ce moment-là dans la pénombre, une frêle silhouette blanche se détacha de l’obscurité. Il lui semblait que l’entité rampait vers elle avec un bruit affreux comme si l’apparition griffait les murs. Son supplice s’accentua, deux mains glaciales se posèrent sur son énorme ventre. Elle se tordit de douleur. La porte des toilettes claqua dans un mouvement brusque alors qu’elle tentait de s’enfuir.

       Prisonnière, elle hurla, hurla plus fort encore dans les entrailles de cet antre maudit. Elle força sur la poignée en vain. L’ampoule éclata et les ténèbres l’enveloppèrent entièrement.